Le mouvement des chants pour enfants au Japon fait écho à l’intérêt pour les rimes enfantines que présentèrent les poètes français du début du XXe siècle. Les comptines japonaises ont pu sortir de l’anonymat pour devenir des pièces artistiques, de nouvelles formes poétiques et musicales. Ceci dans un contexte de libéralisme culturel, où le statut de l’enfant devient l’objet de réflexions, alimentées par la littérature et les théories pédagogiques importées et diffusées sur l’archipel au même moment.
Découvrez 4 chants pour enfants japonais du début du XXè siècle, avec leur traduction et un commentaire proposé par Clara Wartelle-Sakamoto, chercheuse à l’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est. Tous les enregistrements proviennent de la Bibliothèque nationale de la Diète, au Japon.
Aoi me no ningyo « La poupée aux yeux bleus »
Texte : Noguchi Ujô
Musique : Motoori Nagayo
Chant : Motoori Midoriko
Label : Nipponophone (Nippon Columbia)
Date : 1921
Paroles et traduction :
Aoi me o shita o ningyô wa amerika umare no seruroido
Nihon no minato e tsuita toki ippai namida o ukabeteta
Watashi wa kotoba ga wakaranai maigo ni nattara nanto shô
Yasashî nihon no jôchan yo nakayoku asonde yattokure
Nakayoku asonde yattokure
La Poupée aux yeux bleus est en celluloïd et née en Amérique.
Alors qu'elle débarque dans le port japonais, ses yeux étaient bordés de larmes.
« Moi, cette langue je ne la comprends pas, que ferais-je si je me perds ?
Gentille fillette japonaise, deviens mon amie et joue avec moi.
Deviens mon amie et joue avec moi. »
Note :
Plus de 12 000 « poupées aux yeux bleus » furent envoyées par les Etats-Unis au Japon en 1927, puis distribuées dans tout l'archipel. Ces « poupées de l'amitié », porteuses d'un message de paix, ont été accueillies avec beaucoup de joie par les enfants japonais, comme le relatent les journaux de l'époque.
Les poupées japonaises, objets décoratifs de grande valeur et entièrement faits à la mains, ne pouvaient être produites en quantité pour être offertes en retour aux enfants américains. Néanmoins, chaque département japonais s'efforça de récolter les fonds pour faire faire et envoyer une poupée japonaise aux Etats-Unis, en guise de remerciement.
Mais la guerre du Pacifique et la détérioration des relations nippo-américaines entraîna la destruction de la plupart des poupées. Quelques centaines ont néanmoins été précieusement cachées et demeurent aujourd'hui le témoin de cet échange qui visait à la compréhension mutuelle des cultures chez les enfants.
Tôryanse « Passez, passez »
Paroles : anonyme
Musique : anonyme
Transcription : Motoori Nagayo
Arrangement pour choeur de femmes à quatre voix : Shimofusa Kan.ichi
Label : Columbia
Paroles et traduction :
Tôyanse tôryanse
Koko wa doko no hosomichi ja
Tenjin-sama no hosomichi ja
Chitto tôshite kudashanse
Goyô no naimono tôshasenu
Kono ko no nanatsu no oiwaini
O fuda o osameni mairimasu
Iki wa yoi yoi kaeri wa kowai
Kowainagara mo tôryanse tôryanse
Passez, passez,
Quel est ce sentier ?
C'est le sentier de Tenjin-sama,
Laissez-moi donc passer,
Ceux qui n'ont rien à y faire ne peuvent passer,
Pour fêter les sept ans de ce petit,
Je viens déposer une offrande,
L'aller est rassurant mais le retour est effrayant,
Même effrayé passez, passez donc.
Note :
Comme la plupart des comptines, un certain mystère plane sur le sens réel des paroles de Tôryanse et sur l'origine de cette chanson, qui a par ailleurs dû subir des modifications jusqu'à sa transcription par Motoori. On trouve diverses théories sur la raison pour laquelle « le retour est effrayant », mais on peut supposer qu'il s'agit d'un dialogue entre un inconnu et une mère qui se rend au sanctuaire shintô pour célébrer les sept ans de son enfant comme le veut la coutume (cela fait partie du rite de passage traditionnel, le shichi-go-san, célébré encore de nos jours au Japon bien que les pratiques aient évolué depuis l'époque d'Edo).
Tenjin-sama est une divinité du panthéon shintoïste, liée aux éléments du tonnerre et de la foudre. Elle fut assimilée à l'érudit et homme politique Sugawara no Michizane (845-903) après sa mort. Tenjin-sama est aujourd'hui vénéré dans les sanctuaires Tenman-gû situés dans tout le Japon en tant que dieu de la culture et des études.
Aka tonbo « La libellule rouge »
Texte : Miki Rofû
Musique : Yamada Kôsaku
Chant : Matsubara Misao
Label : Columbia
Date : 1938
Paroles et traduction :
Yûyake koyake no aka tonbo owarete mita no wa itsu no hi ka
Yama no hatake no kuwa no mi o kokago ni tsunda wa maboroshi ka
Jûgo de nêya wa yome ni yuki o sato no tayori mo taehateta
Yûyake koyake no aka tonbo tomatte iru yo sao no saki
À quand remonte la fois où, au soleil couchant, j'ai vu cette libellule rouge ?
Etait-ce une illusion, ces mûres du champ dans la montagne, cueillies et mises dans le panier ?
À quinze ans, ma nounou est partie se marier, et depuis nous n'avons plus aucune nouvelle.
La libellule rouge, au soleil couchant, s'est arrêtée sur la pointe d'une tige.
Note :
Ce texte de Miki Rofû a été inspiré par un souvenir d'enfance qu'évoqua la vision d'une libellule rouge posée sur une tige. Le terme nêya, traduit par ici par « nounou », est l'appellation en japonais des jeunes gardes d'enfants, souvent à peine plus âgées que les bambins dont elles s'occupaient, qui quittaient leur campagne natale pour vivre auprès des familles qui les employaient. Elles sont à l'origine des berceuses japonaises, appelées komori uta, c'est-à-dire « chanson des gardes d'enfants », qui décrivent le quotidien difficile de ces jeunes filles. Miki Rofû devait certainement être très attaché à celle qui le promenait sur son dos pour voir les libellules au coucher du soleil.
Mise en musique par Yamada Kôsaku, cette chanson empreinte de nostalgie figure dans la liste des 100 chansons japonaises les plus populaires (Nihon no Uta Hyakusen).
Ame furi o tsuki « La lune sous la pluie »
Texte : Noguchi Ujô
Musique : Nakayama Shinpei
Chant : Satô Chiyako
Accompagnement piano : Nakayama Shinpei
Label : Victor
Année : 1929
Paroles :
Ame furi o tsuki-san kumo no kage
O yome ni yuku tokya dare to yuku
Hitori de karakasa sashite yuku
Karakasa naitokya dare to yuku
Shara shara shan shan suzu tsuketa
O uma ni yurarete nurete yuku
Isoganya o uma yo yo ga akeyô
Tazuna no shita kara choi to mitarya
O sode de o kao o kakushiteru
O sode wa nuretemo hosha kawaku
Ame furi o tsuki-san kumo no kage
O uma ni yurarete nurete yuku
La lune sous la pluie est cachée par les nuages.
Avec qui la jeune fille va-t-elle se marier ?
Abritée sous son parapluie, elle s'en va seule,
Avec qui va-t-elle se marier ? Et si elle n'a pas de parapluie,
Ballotée par le cheval, décoré de grelots,
Drelin, drelin, elle va mouillée par la pluie.
Dépêche toi, cheval, il va faire jour.
En regardant par dessous les rênes,
On la voit se couvrir le visage avec la manche,
Si la manche est mouillée elle sèchera.
La lune sous la pluie est cachée par les nuages.
Ballotée par le cheval, elle va mouillée par la pluie.
Note :
Il n'est pas aisé de traduire ces paroles, qui peuvent être interprétées de différentes manières, en l'absence de contexte. Plusieurs théories circulent concernant le texte de Noguchi Ujô. L'une d'entre elles affirme qu'il se serait rappelé du jour pluvieux où lui et son épouse se sont rencontrés. À l'époque, la jeune fiancée se rendait à dos de cheval chez son futur mari qu'elle n'avait en général jamais vu.
Le texte est écrit dans le dialecte du département d'Ibaraki, région dont Noguchi Ujô était originaire. La mélodie à trois temps, composée par Nakayama Shinpei, semble reproduire le pas léger du cheval qui se hâte sous la pluie en faisant sonner les clochettes dont il est décoré.
Le son monte !
La Revue des livres pour enfants n°313
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