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Le 68 des enfants : albums en révolution, quel héritage ? - journée d'étude du 17 mai 2018

A l’occasion des 50 ans de mai 1968, cette journée d'étude prolongeait le colloque « 68 and boundaries of the childhood » donné à Tours en octobre 2017, et accompagnait l’exposition « Le 68 des enfants : l’album jeunesse fait sa révolution » à la médiathèque Françoise Sagan, visible jusqu’au 28 juillet 2018.

Elle était organisée par le Fonds patrimonial Heure joyeuse / médiathèque Françoise Sagan et le CNLJ, avec  la collaboration de Sophie Heywood, coordinatrice du projet de recherche international  « The children’s 68 ».

 

 

Compte-rendu de la journée

Universitaires, artistes et professionnels du livre sont revenus sur la période des années 60 et 70 dans la littérature jeunesse. Ils ont montré comment la culture enfantine, et particulièrement l’album pour enfants, a connu un changement radical grâce à l’apport d’éditeurs et d’illustrateurs d’avant-garde et ont interrogé l’héritage de cette période dans les albums d’aujourd’hui.

Pour débuter cette journée, Sophie Heywood et Cécile Boulaire, respectivement chercheuses à l’université de Reading et à l’université de Tours, ont pris le parti de faire débuter mai 68… en 1957 et le faire terminer aux alentours de 1982. Mai 68 ne concernerait donc qu’une partie très éruptive d’une période globalement sous tension, où l’on tente de remettre en question l’éducation des enfants, la place des femmes, et la liberté de l’individu au sein d’une société rigide.

Quel rôle tient alors la littérature pour enfant dans ce contexte ? Les deux chercheuses ont pointé que les éditeurs de cette époque se sont emparés de tous les sujets, pour faire des enfants de jeunes citoyens concernés par le monde qui les entoure. En France, de nombreux éditeurs se revendiquent de cette mouvance, comme François Maspéro, ou François Ruy-Vidal. Ils vont investiguer de nouveaux territoires sur les plans du graphisme et du texte. Les couleurs se font psychédéliques, c’est-à-dire chatoyantes et vives. La créativité se débride, les auteurs et illustrateurs semblent ne pas avoir de limites, jusqu’à frôler l’insolence.

Sophie Heywood et Cécile Boulaire offrent à notre réflexion des livres emblématiques de l’époque :

  • Max et les maximonstres, de Sendak
  • C’est le bouquet ! d’Alain Le Foll 
  • Les aventures d’une petite bulle rouge, d’Iela Mari
  • Tarzan, ou Multimasques édités chez Delpire
  • Les télémorphoses d’Alala, de Guy Monréal et Nicole Claveloux

Leurs innovations dans le graphisme, le trait, le caractère libertaire des personnages (y compris une petite bulle !), la transgression assumée de l’objet-livre ou encore les couleurs psychédéliques de la pop-culture en font des albums incontournables.

La politique n’est plus le seul sujet des adultes, et les enfants découvrent sous forme d’albums le pacifisme, la contestation et le féminisme.

  • L’opéra de Jonas d’A-M. Cocagnac raconte le changement de vie d’un fonctionnaire.
  • Ah ! Ernesto, seul album pour enfant écrit par Marguerite Duras, ou comment le jeune héros dit non à l’école.
  • Pierre L’ébouriffé illustré par Claude Lapointe dit très clairement « non » dans sa tenue de hippie.
  • Jérôme le conquérant, de Maurice Sendak, dit « non » lui aussi, lorsqu’un adulte veut lui dicter sa conduite.
  • Rose bombonne, coédition italienne avec les éditions des Femmes, raconte comment une petite éléphante se libère de sa cage réelle et symbolique.
  •  L’histoire de Julie qui avait une ombre de garçon, de Christian Bruel, illustré par Anne Bozellec. Julie découvre progressivement qui elle est et qui elle a le droit d’être.  

Reflets de leur époque, les albums jeunesse de mai 68 nous montrent que les éditeurs et les auteurs se posent des questions sur la relation adultes / enfants, sur la place des enfants dans la société à venir, et que tous les sujets peuvent être abordés sans tabou, dans un esprit inclusif et militant.

Après ce panorama général de la situation de l’album en mai 68, Cécile Vergez-Sans, chercheuse à l’université d’Aix-Marseille, a plongé son auditoire dans une partie plus spécifique de la littérature à travers sa connaissance de l’éditeur François Ruy-Vidal et le fonds qu’il a versé à l’Heure joyeuse / médiathèque Françoise Sagan.

Cet éditeur militant, a œuvré activement pour l’émancipation de l’enfant vis-à-vis de l’adulte et d’une société rigide via une littérature riche et exigeante. Fin lecteur de Bourdieu, il a intégré ses conclusions dans ses albums, surtout en ce qui concerne l’éducation. Il est directement à l’origine de la transformation de Pierre l’ébourriffé en garçon hippie refusant l’ordre établi. Il en fait un rebelle sous sa plume, et aussi un défenseur du combat écologiste.

François Ruy-Vidal a la volonté de créer de la littérature jeunesse en phase avec son époque, donc écrite par des auteurs contemporains. Il refuse une littérature au rabais, et préfère les créations originales aux adaptations.

Sophie Heywood est ensuite revenue sur le mai 68 international. En effet, certains motifs se répètent en plusieurs endroits du globe, malgré le fait que mai 68 soit un mouvement qui obéisse à ses propres dynamiques.

Quelques motifs récurrents :

  • Une image : le poing levé. Révolutionnaire, on le retrouve dans les logos de différents éditeurs, ou dans les magazines pour la jeunesse.
  • La couleur : le rouge, le noir ou les couleurs franches comme Les aventures d’une petite bulle rouge. Le noir est utilisé pour la première fois en tant que couleur.
  • La levée des tabous. Trois livres emblématiques de l’époque : Quand les enfants saisissent le pouvoir et Quand les enfants font la grève et Le petit livre rouge des écoliers et lycéens. Ce dernier livre aborde sans tabous le sexe, la drogue, la grossesse de l’adolescente, la masturbation, etc. Ce livre provoque un tollé, sera interdit en France en 1971.

Un album-emblème de ce changement de paradigme dans la littérature jeunesse est Max et les maximonstres. Les travaux de Konrad Lorenz, sur l’agression et notamment l’agression enfantine, cathartique et créatrice, permettent une lecture de l’ouvrage différente de celle qui sera faite en France par Françoise Dolto.

En Allemagne et en Scandinavie, l’œuvre majeure d’une génération est Fifi Brindacier. En France, l’adaptation fade et censurée par Hachette ne lui garantit pas le même succès transgressif. Les Italiens, encore plus méfiants, ne donnèrent aucune adaptation !

En URSS, la littérature est passée au tamis de la maison d’édition nationale. On trouve cependant des albums qui se moquent doucement du sérieux dans l’histoire soviétique, avec des illustrations psychédéliques, frondeuses, voire insolentes.

En Pologne comme en Tchécoslovaquie, on trouve une grande richesse dès les années 50, liée à l’école des affiches mondialement reconnue.

Dans les années 60, des structures se mettent progressivement en place pour diffuser le livre jeunesse, partager des découvertes, permettre des co-créations : la foire de Bologne, la biennale de Bratislava, le prix Andersen, la revue Graphis…

En fin de matinée, Lucy Pearson, de l’université de Newcastle, a parlé de mai 68 en Grande-Bretagne.

Dans les années 60, une nouvelle forme de littérature émerge grâce aux livres de lecture Nippers : on y trouve des personnages, un ton, un vocabulaire qui peuvent être compris par les enfants des classes moyennes et populaires. Plusieurs auteurs écrivent, dont par exemple Jacqueline Wilson. L’éditrice Laila Berg souhaitait voir émerger une nouvelle pédagogie qui bannirait la discrimination sociale, raciale et les châtiments corporels.  Cette série a rencontré un vif succès jusque dans les années 80, grâce notamment à un rapport publié en 1967 sur la pédagogie, qui devait s’appuyer sur la littérature pour contribuer au développement de l’enfant.

Dans l’après-midi, éditeur, enseignante, artistes, auteurs, ont pu témoigner de leur expérience de mai 68 sur leur travail.

Editer un livre est le fruit d’un choix assumé, qu’il remonte à mai 68 ou soit actuel. Thierry Magnier a ainsi réédité Ah ! Ernesto, illustré cette fois par Katy Couprie. Quelques rencontres ont été déterminantes : avec Christian Bruel il a choisi de rééditer certains titres du Sourire qui mord, et  les a modifiés en partie. Lorsqu’il s’agit de créer une œuvre originale, l’éditeur ne s’interdit rien, il se donne le droit d’essayer, dans une totale liberté. Son prochain défi : peut-être imaginer de la littérature érotique pour adolescents,  car l’héritage de mai 68 est finalement la liberté de proposer une offre qui bouscule, qui fasse rire ou pleurer, et surtout de grande qualité littéraire.

Autour de l’album Véro en mai, Pascale Bouchié et Yvan Pommaux ont répondu aux questions de Séverine Lebrun. Les deux auteurs souhaitaient faire ressentir l’époque à travers les yeux d’une petite fille, en écho à l’album Avant la télé qui se situait dans les années 50. Ils sont partis de petits souvenirs, de témoignages et ont fabriqué une histoire autour, sans jugement ni prise de parti. Ils arrivent ensemble à la conclusion que 68 est l’histoire d’une contradiction, où principe de réalité et principe de plaisir se confrontent. Yvan Pommaux conclut en disant que les adultes ont pour défi de laisser une grande liberté aux enfants, tout en les éduquant et partage avec nous le slogan qu’il comprend le moins en mai 68 : « Il est interdit d’interdire ».

Sans être, présente, et par la voix de Sophie Heywood, Nicole Claveloux est revenue sur la période de mai 68. Bien que n’ayant jamais imaginé devenir illustratrice jeunesse, elle avait néanmoins de bons souvenirs des albums du Père Castor. Pourtant, son trait, les couleurs qu’elle emploie, ses influences en font une illustratrice complètement dans la tendance des années 60 et 70. Par la suite, elle ne suivra pas de mode, mais seulement son goût. Méfiante, elle craint « le conformisme de l’anticonformisme », et préfère remettre en cause les codes qui lui tiennent à cœur, comme le langage de la publicité, milieu dont elle venait. Elle se décrit comme un DNI : Dessinateur Non Identifié.

Ensuite, Janine Kotwica, ancienne enseignante et commissaire d’exposition a livré une liste non exhaustive de ses livres coups de cœur de mai 68. Elle a particulièrement apprécié l’audace des éditeurs des années 70, et leur façon de s’affranchir des tabous.

De son côté, Agnès Rosenstiehl a commencé son travail d’illustratrice dans les pages activités et jeux de Pomme d’Api, avant de se mettre elle-même à l’écriture. Elle affirme un goût prononcé pour le noir et blanc, les profils… et la liberté. Ce dernier point lui a valu une longue collaboration avec Larousse qui lui a laissé l’écriture de plusieurs dictionnaires pour enfants. La pérennité est assurée car trois de ses albums les plus personnels seront prochainement réédités par l’éditeur La ville brûle.

Enfin, artiste-peintre inspirée par les carreaux de l’usine de tomettes de son grand-père, France de Ranchin a conclu la journée. Elle a collaboré avec plusieurs magazines, qui reconnaissaient son talent mais ne pouvaient exploiter pleinement ses peintures abstraites. C’est par l’angle du jeu, et surtout des labyrinthes, qu’elle fera connaître aux jeunes lecteurs de nouveaux horizons artistiques. Elle revendique un esprit soixantuitard, et a publié dans les journaux pour toucher surtout les personnes qui ne fréquentent pas les galeries, les expositions, etc.

A elle la conclusion de cette journée d’étude : comme beaucoup d’auteurs et illustrateurs pour la jeunesse, elle part du principe que l’on peut faire confiance aux enfants pour comprendre ce qu’ils voient et ce qu’ils lisent.